Brillant
mathématicien, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, Laurent
Lafforgue a été lauréat de la prestigieuse médaille Fields en 2002
(l’équivalent du prix Nobel en mathématiques). Il est professeur
permanent à l’Institut des Hautes Etudes Scientifiques (IHES).
Très sensibilisé à l’état du système
éducatif français, il a coordonné en 2007, avec Liliane Lurçat, la
publication de l’ouvrage La débâcle de l’école,
fruit d’un colloque sur l’état alarmant de l’école en France et qui a
réuni de nombreux enseignants du primaire, du collège, du lycée et de
l’université. Un ouvrage passionnant, d’une clarté et d’une précision
remarquables que je vous recommande vivement (et qui n’a malheureusement
pas du tout vieilli…)
Quelques années auparavant, il avait été
nommé en 2005 au HCE (Haut Conseil de l’Education) chargé de préparer
le « socle commun » prévu par la loi Fillon. S’étant exprimé de façon
ferme contre les experts de l’Education nationale, responsables des
réformes mises en place depuis des années qu’il juge catastrophiques, le
président du Haut Conseil lui avait alors demandé de démissionner, dix
jours à peine après l’installation officielle du HCE.
Passionnée par ces sujets
(comme vous devez le savoir maintenant !), j’ai souhaité interviewer
Laurent Lafforgue, observateur attentif et clairvoyant du système
éducatif français. Un grand merci à lui de m’avoir fait l’honneur de me
consacrer du temps et de l’attention pour cet entretien réalisé par
téléphone.
A partir de 2004, vous vous êtes engagé dans un combat pour la défense de l’école républicaine. Pour quelles raisons ?
Mes parents, mes frères et moi devons
beaucoup à l’école, à un système scolaire qui, pendant longtemps, a été
d’une très grande valeur et qui nous a permis de faire des études
supérieures. Mes parents ont été les premiers, chacun dans sa famille, à
pouvoir faire des études longues. Nous sommes en grande partie le
produit d’un système scolaire qui nous a appris les enseignements de
base, avant de nous donner accès à la culture et à des connaissances de
plus en plus fines et complexes.
Il y a presque 10 ans, j’ai été amené à
découvrir l’évolution de l’école depuis que je l’avais quittée. J’ai été
catastrophé en constatant qu’elle avait changé du tout au tout. Et
pourtant, le système était déjà dégradé lorsque j’y étais par rapport à
l’époque de mes parents…
En 2004, j’ai signé une pétition pour la
sauvegarde de l’enseignement du latin et du grec (qui a d’ailleurs
recueilli plus de 70 000 signatures si mes souvenirs sont bons). On m’a
demandé de m’exprimer sur ce sujet lors du colloque qui a marqué la fin
de la campagne de pétition. C’est à cette occasion que j’ai entendu
d’autres professeurs, de lettres notamment, et j’ai été abasourdi. A
partir de ce jour là, j’ai décidé d’enquêter en interrogeant des
professeurs autour de moi, en collectant des informations, en analysant
les manuels… J’ai été effaré par ce que je découvrais. Un monde auquel
je devais une grande partie de ce que j’étais était en voie de
destruction très avancée.
J’ai alors commencé à intervenir lors de
colloques et à rédiger des textes sur le sujet de l’école. Appelé au
HCE en 2005, on m’a demandé d’en démissionner au bout de 10 jours en
raison de mes propos sur l’état actuel de notre système éducatif et sur
la responsabilité de ses instances dirigeantes et de ses « experts ».
J’ai continué à prendre publiquement position et à m’engager dans ce
combat encore quelques années, puis j’ai souhaité me recentrer sur mes
travaux de recherche.
Rétrospectivement, je me rends compte
que j’ai été assez naïf dans les premières années de mon engagement ! Ce
que je découvrais était tellement absurde que je pensais qu’il
suffirait de prononcer quelques phrases de bon sens pour rétablir la
situation. Mais je suis revenu de cette illusion… Le problème est venu
des plus hautes sphères de l’Education nationale mais aujourd’hui le mal
est fait à tous les étages, et l’état d’esprit général nécessaire à
l’instruction et à la transmission des connaissances est largement
perdu.
La situation est catastrophique et
l’inertie est énorme. Ce ne sont plus seulement des écoliers qui ont
subi de mauvais enseignements, mais aussi des professeurs issus de ces
mauvais enseignements. Comment en sortir ?
Il ne reste plus qu’à soutenir des
initiatives à toute petite échelle : des personnalités, des écoles, des
associations… Désormais, on peut seulement oeuvrer à ce que des petites
flammes continuent de briller ici et là.
Il faut savoir toutefois qu’au moment de
ma démission du HCE, j’ai reçu des milliers de réactions de
professeurs, parmi lesquels des jeunes, qui dénonçaient l’absurdité du
système qu’on leur avait inculqué à travers les IUFM notamment. Ainsi,
même parmi ceux qui ont subi un système d’enseignement très dégradé, il
existe une conscience partielle de cette dégradation. Certains
conservent les moyens d’exercer un esprit critique que la plupart n’ont
plus aujourd’hui. Malheureusement cette prise de conscience est très
minoritaire dans tous les milieux (professeurs, parents).
Depuis 2007, vous vous exprimez moins
sur ces sujets là. Quel regard portez-vous sur les réformes menées sous
Nicolas Sarkozy et celles menées actuellement par François Hollande et
son ministre de l’Education, Vincent Peillon ?
Globalement, un regard très négatif. La
seule chose relativement positive a été la révision par Xavier Darcos
des programmes de primaire, meilleurs que les précédents, même s’ils
sont loin d’être idéaux. Ils ont le mérite d’être plus concis, plus
précis et relativement recentrés sur les enseignements fondamentaux,
alors que le programme précédent de primaire comprenait 350 pages, où
tout était dit et son contraire, avec des phrases incompréhensibles
(même par ceux qui l’avaient écrit, je pense…). Mais ces nouvelles
directives se sont heurtées à une résistance de beaucoup d’enseignants.
Il faut bien comprendre que l’on est
confronté sans cesse à un mur idéologique. On a persuadé les
instituteurs que les méthodes syllabiques par exemple étaient de droite,
tandis que la méthode globale était de gauche, ce qui est absurde. Dans
d’autres pays, tels que les Etats-Unis, on constate cette même
sur-interprétation idéologique.
Dans l’ouvrage La débâcle de l’école,
l’ensemble des contributeurs incriminent le constructivisme et
dénoncent la déstructuration des enseignements. Pouvez-vous expliquer
ces points fondamentaux ?
Le constructivisme est l’idée que
l’enfant doit construire lui-même son savoir et que l’on ne doit plus
lui dispenser d’enseignement explicite . C’est un point de vue très
séduisant pour des universitaires, et j’estime qu’ils ont une grande
responsabilité dans le désastre de l’école.
Comme leur métier consiste à élaborer de
belles théories sophistiquées, ils oublient trop souvent qu’ils ont
commencé par être des enfants et par apprendre des choses simples,
qu’ils ont dû apprendre par cœur. C’est ainsi que de fins lettrés
peuvent en arriver à estimer que l’orthographe est la science des
imbéciles. Beaucoup ont voulu remplacer les enseignements de base, trop
simples à leurs yeux, par des choses plus « intelligentes ».
En parallèle, est venue la remise en
cause du principe d’autorité du professeur et de l’instituteur dans sa
classe. Celui qui prétend disposer de savoirs exercerait un pouvoir
abusif sur les enfants.
Quant à la déstructuration, elle
concerne le contenu des enseignements. Elle touche à la fois la matière
(la grammaire par exemple), la structuration et l’organisation des
savoirs. En histoire, on a supprimé la chronologie des événements et en
français, l’histoire littéraire. On se contente de coups de projecteur
sur telle ou telle période.
On a voulu des enseignements
transversaux, beaucoup plus compliqués pour les élèves, et non plus
l’étude par éléments : orthographe, conjugaison, grammaire, où, à chaque
fois, on partait des choses simples pour aller progressivement vers les
choses complexes. On a supprimé tout cela : le principe de progression
ou encore le principe de distinction. Certes, il est intéressant de
mettre en relation les enseignements à la condition que les bases soient
installées, sinon c’est la confusion la plus totale.
On se retrouve avec des élèves qui ont
passé 20 à 30 heures par semaine pendant 12 ans à l’école et qui ne
savent presque rien. Quel gaspillage ! Les enfants sont noyés sous un
flot d’informations mais rien ne s’accroche du fait du défaut de
structure. Ils ont entendu parler de beaucoup de choses mais n’ont rien
retenu de précis. L’image générale qui se dégage est celle d’une
déstructuration générale des enseignements.
Sur quels principes devrait-on se réunir et se baser pour réformer le système scolaire ?
Lors de mon enquête, j’ai été frappé que
des gens étonnamment différents se soient retrouvés sur ce constat
simple que l’école ne remplissait plus sa mission de transmission des
connaissances : des militants d’extrême-gauche et des conservateurs, des
catholiques et des libres-penseurs, des gens connus ou de simples
citoyens. Le véritable choix politique n’est pas de droite ou de gauche
mais celui de la qualité de l’enseignement et celui de l’étendue et de
la profondeur des connaissances que nous voulons transmettre.
Le cœur du problème est bel et bien le contenu de ce que l’on enseigne, qui doit obéir à des principes très simples.
Rappelons que la mission première de
l’école est l’instruction et non pas la socialisation. C’est
l’instruction qui, par bénéfice collatéral, va produire de la
socialisation. Jamais l’école n’a été aussi soucieuse qu’aujourd’hui
d’engendrer la paix et pourtant elle est beaucoup plus violente que
l’ancienne.
Il faut également rappeler la raison
d’être du professeur : il sait des choses que les élèves ne savent pas,
et sa mission est de transmettre ses connaissances de la manière la
plus efficace possible.
Dès l’école primaire, puis au collège et
au lycée, les élèves doivent apprendre véritablement à écrire, ce qui
suppose, d’abord, de maîtriser l’orthographe (cela passe par des dictées
régulières), la grammaire (qui s’apprend sous forme de règles) et les
conjugaisons des verbes, puis de se rompre aux exercices de la rédaction
et de la dissertation. Il faut aussi travailler la mémoire par
l’apprentissage de textes par cœur.
Le français est à mon avis
l’enseignement le plus important au primaire, même dans la perspective
des sciences car tout texte scientifique est un genre de rédaction et
plus profondément, toute réflexion se construit en écrivant. Les moyens
d’expression sont aussi les moyens de formation de la pensée. J’ai reçu
de nombreux témoignages de professeurs de mathématiques ou de physique à
l’université qui disent que le premier problème de leurs étudiants est
le défaut de connaissance de la langue française, leur difficulté à
comprendre et à formuler des phrases abstraites, différentes du langage
courant oral. Pour un usage plus élaboré de la langue, une connaissance
de sa structure, plus réfléchie, est nécessaire. Par ailleurs,
l’apprentissage de la grammaire est le premier apprentissage de la
logique.
La dégradation de l’enseignement en français a été évoquée à plusieurs reprises sur mon blog, notamment par Loys Bonod,
professeur de français. Que pensez-vous de l’enseignement en
mathématiques et de l’avenir des filières scientifiques en France ?
En mathématiques, j’insiste sur
l’importance des connaissances élémentaires et de la familiarité avec
les nombres : additionner, soustraire, multiplier, diviser. Ces quatre
opérations étaient auparavant abordées dès le CP, maintenant seule
l’addition y est enseignée. La progressivité doit être celle de la
complexité des opérations mises en jeu, et non pas, comme dans les
programmes actuels, une succession étalée dans le temps de l’addition
puis des trois autres opérations. Il faut apprendre ses tables
d’addition, de multiplication, la règle de trois. Un autre apprentissage
important est celui de la mesure des grandeurs et le repérage dans
l’espace.
Cela semble tout bête mais il faut
savoir qu’à l’université, il n’est pas rare que les étudiants ne sachent
même pas additionner deux fractions. Il existe un très gros contraste
entre le gros des étudiants et une toute petite élite qui bénéficie de
la recherche mathématique française qui est d’un très bon niveau. Parmi
les jeunes mathématiciens d’aujourd’hui, une proportion importante sont
des fils ou filles de mathématiciens. Sauf erreur de ma part, lorsque
j’étais à l’ENS, il n’y en avait aucun. Pourquoi ? Parce que, l’école se
dégradant, le milieu familial est devenu indispensable pour apprendre !
Les responsables des programmes ont
réussi à déstructurer les enseignements mathématiques, à réduire, par
exemple, quasiment à néant la géométrie qui est pourtant très formatrice
pour l’esprit. Au collège et au lycée, le niveau est très mauvais. Les
manuels d’aujourd’hui ne demandent plus de démonstrations. Les cours
sont très flous alors que l’un des buts principaux de l’enseignement des
mathématiques doit être l’apprentissage du raisonnement et de la
rigueur.
De mon point de vue, les anciens humbles
problèmes d’arithmétique du certificat d’études primaires étaient de
beaucoup préférables aux actuels problèmes de terminale S.
Ils consistaient en une seule question
tenant en une phrase qui nécessitait pour sa solution un raisonnement en
plusieurs étapes qu’il fallait rédiger. Maintenant l’épreuve de
mathématiques en terminale S est constituée de 4 exercices, dont un QCM,
et les trois autres sont découpés en de multiples questions, avec
souvent des énoncés plus longs que les solutions.
On a prétendu rendre les élèves plus
créatifs, faire d’eux des chercheurs dès leur plus jeune âge, mais le
résultat est que, quand ils parviennent à l’âge adulte, on ne peut leur
demander autre chose que des automatismes, un savoir pré-mâché.
Il existe donc à la fois un problème d’horaires, de contenu des programmes, de méthodes et d’exigence.
Le contenu est comme je le disais plus
haut déterminant, il faut savoir bien le choisir et bien le structurer.
De manière générale, l’enseignement doit procéder de l’élémentaire à
l’élaboré (et non l’inverse), avec des progressions cohérentes et bien
construites. Cela passe par une revalorisation qualitative bien plus que
quantitative.
Ensuite, il faut cesser de prétendre que
l’élève est capable de « construire » seul ses savoirs ou d’analyser
d’emblée des situations complexes pour en tirer des éléments
particuliers utilisables. Cela n’a pas de sens d’inviter les enfants et
les jeunes à s’exprimer eux-mêmes sans leur avoir appris à maîtriser la
langue. Cela n’a pas de sens de les appeler à la créativité sans leur
avoir transmis ni technique ni culture. Il faut au contraire mettre les
élèves en situation d’appréhender des notions fondamentales à partir de
la culture et du savoir tels qu’ils ont été patiemment construits et
reconstruits au cours des siècles – sans oublier néanmoins de leur
laisser une marge d’initiative, de réflexion et d’exploration. Il ne
s’agit pas de ne faire que des cours magistraux, mais de faire
participer les élèves et de multiplier les façons d’enseigner.
Il faut également revenir à des
apprentissages systématiques : en mathématiques : les nombres et leurs
opérations, la géométrie, les énoncés rigoureux, les démonstrations, et
en français : la grammaire, l’orthographe, les conjugaisons, les listes
de vocabulaire, les rédactions, les dissertations – toutes choses qui
ont été de plus en plus délaissées depuis au moins trente ans, réforme
après réforme, à un point hallucinant.
Concernant les méthodes, il est temps de
reconnaître que certaines sont meilleures que d’autres. Ainsi,
concernant la lecture et l’écriture, la méthode alphabétique syllabique
est bien plus efficace que les méthodes globales ou dites semi-globales.
Pourquoi ne pas mettre en place un organisme indépendant de toutes les
structures de pouvoir de l’Éducation nationale, spécialement chargé de
ces comparaisons et évaluations entre les méthodes ?
J’ai rencontré une institutrice qui
avait d’abord utilisé plusieurs années une méthode « semi-globale »,
avant de la remettre en cause et d’utiliser la méthode syllabique. Dès
la première année, elle a obtenu des résultats bien meilleurs et à la
fin de l’année, tous ses élèves savaient lire et écrire correctement
alors que ce n’était pas le cas les années précédentes. Elle est allée
voir les parents de certains de ses anciens élèves, leur a déclaré avoir
pris conscience d’avoir mal enseigné ces enfants en utilisant de
mauvaises méthodes et a proposé de reprendre à zéro leurs apprentissages
de base, en plus de son travail normal, pour réparer les erreurs
commises.
Il existe également un problème
d’horaires. Il y a eu une diminution vertigineuse des horaires en
français et en mathématiques en 50 ans. Avant 1960, il y avait par
exemple 15 heures de français en CP, aujourd’hui, il y en a 9. Or le
français est, rappelons-le, une priorité absolue. Quant à un élève de
terminale S, il a perdu plus d’une année de mathématiques par rapport à
un terminale C d’il y a 30 ans.
Or, il faut un minimum d’heures pour
transmettre correctement les savoirs. La réforme actuelle sur les
rythmes scolaires est loin d’aller dans le bon sens puisque les volumes
horaires restent inchangés. Je pense qu’il serait plus judicieux d’avoir
davantage de jours d’école mais avec des journées plus courtes et
d’autres activités l’après-midi. Je pense qu’il faudrait également
rétablir les études assistées en primaire qui étaient très importantes
et très bénéfiques.
Il y a aussi le problème de la perte d’autorité des professeurs. Comment la rétablir ?
Dans l’ouvrage sur La débâcle de l’école,
un chapitre est consacré à la vie au jour le jour de professeurs qui
rencontrent des situations impossibles, sans pouvoir de sanction, qui
les empêchent d’enseigner, au détriment de tous les élèves. Résultat :
tout le monde coule…
Ces incivilités, intimidations et
violences dont les professeurs et les élèves qui voudraient travailler
sont la cible dans beaucoup d’établissements, n’ont pris une grande
ampleur qu’à la faveur de décisions structurelles qui ont affaibli
l’autorité des enseignants, et corrélativement, ont mené à une réduction
du nombre des surveillants et des adjoints d’enseignement.
On a voulu remettre en cause l’autorité
des professeurs, comme une concession faite aux enfants, pour
rééquilibrer la balance des pouvoirs. Mais les élèves en sont les
principales victimes.
L’École ne peut bien fonctionner que si
les instituteurs et les professeurs sont respectés et si leur autorité
est solidement établie. Par exemple, le passage à la classe supérieure
ne doit être apprécié que par des personnes qui ont compétence pour
cela, à savoir les professeurs. Les parents ne peuvent avoir qu’une voix
consultative.
Par ailleurs, il est nécessaire que,
dans la société, et particulièrement dans les familles, l’étude soit
valorisée dans l’esprit des enfants, et que ceux-ci puissent prendre
conscience que l’École est destinée à leur apporter les meilleures
chances. Par exemple, il est important que, dans les familles, les
parents veillent à ce que les enfants ne tombent pas sous l’empire de la
télévision, des jeux vidéo ou des ordinateurs, et qu’ils les
encouragent à apprendre et à étudier.
Enfin, je pense que les enseignants
doivent retrouver une très grande liberté dans leurs choix pédagogiques
et qu’ils doivent être évalués, c’est-à-dire inspectés et notés,
uniquement d’après la progression et les résultats de leurs élèves, et
en aucune façon d’après la conformité de leurs méthodes avec les dogmes
de l’Éducation nationale.
Vous estimez que les principaux
responsables de cette débâche sont les experts de l’Education nationale.
Mais comment une telle dégradation a-t-elle pu se propager sans plus de
résistance de la part des professeurs et des parents ?
Je ne sais pas, je suis très étonné que les professeurs et les parents n’aient pas davantage résisté.
L’Education nationale est devenue un
vaste mensonge, accepté par la plupart des gens. Les enfants ne se
rendent pas compte (ou alors une minorité) qu’on leur enseigne mal, et
les parents sont contents du moment que leurs enfants passent dans la
classe supérieure et ont de bonnes notes. Je caricature, mais à peine.
D’autre part, il faut comprendre que ces
réformes ont été menées au nom du Progrès, de la Modernisation. Le
pédagogisme a été présenté comme scientifique. Comment résister à cela ?
On se sent coupables de lutter contre ce qui est présenté de cette
façon, d’où peut-être cette passivité, ce manque de résistance…
Enfin, les Français sont plus soumis
qu’on ne le pense aux fonctionnaires, ce qui est revêtu de l’autorité de
l’Etat provoque peu de résistance.
Cependant certains instituteurs et
professeurs se sont rendu compte que les résultats de ces réformes
étaient déplorables alors qu’ils s’étaient lancés dans l’enseignement
pleins de confiance dans leur hiérarchie et dans les méthodes modernes.
Ceux qui avaient conservé un esprit critique ont exprimé naïvement à
leur hiérarchie leur désarroi et leurs doutes. Mais la simple expression
de leurs doutes leur a souvent valu de se voir mis au ban de l’école,
ce qui n’a fait qu’augmenter leur méfiance. Certains ont même été
« persécutés » de façon brutale.
Comment résister en tant que parent, une fois que l’on a fait ce triste constat de l’abaissement du niveau et des exigences ?
A mon avis, la solution ne viendra pas
de l’école privée sous contrat qui souffre des mêmes maux que l’école
publique, mais plutôt des écoles hors contrat, indépendantes de l’Etat.
Beaucoup proposent un très bon enseignement et elles ne cessent de se
développer.
Internet a joué un rôle important dans
la résistance à la destruction de l’école car a permis de mettre en
contact des professeurs, instituteurs ou parents qui étaient devenus
conscients de cette destruction, qui voulaient réagir mais qui, souvent,
se trouvaient isolés.
De plus en plus de parents cherchent à
fonder leur école pour offrir à leurs enfants un enseignement de bonne
qualité, mais c’est un parcours long et compliqué et qui suppose de
lourds sacrifices financiers.
Je connais des institutrices et
instituteurs qui ont décidé de quitter l’Education nationale et de créer
leur école pour pouvoir enseigner correctement et être en paix avec
leur conscience. De bonnes volontés existent. Nombreux sont les
professeurs et les instituteurs remarquables de dévouement mais, pour se
lancer dans de telles initiatives, il faut aussi une grande force
intellectuelle et morale.
Une autre stratégie adoptée par certains
parents est de recommencer l’école le soir. Leurs enfants ont donc
école deux fois, l’école en journée est considérée comme une activité de
socialisation, pour voir les copains, et l’école en fin de journée est
faite pour transmettre les savoirs. Mais cela implique une fatigue
énorme pour les parents et pour les enfants. De plus, ce n’est pas à la
portée de tous les parents.
Enfin, il est nécessaire d’utiliser de
bons manuels classiques. Parmi les initiatives de résistance menées ces
10 dernières années, on peut signaler le travail remarquable mené par
l’éditeur Jean Nemo, fondateur de
La librairie des écoles qui propose des manuels de grande qualité.
Je trouve que c’est l’une des inititiatives les meilleures de ces dernières années, avec la
Fondation pour l’école
d’Anne Coffinier qui soutient la création et le développement d’écoles
indépendantes (NDRL : il en existe environ 500 en France : des écoles
confessionnelles ou non, des écoles Montessori, des écoles appliquant la
pédagogie Steiner…Elles sont recensées dans cet
annuaire).
Aux parents d’essayer de faire ce qu’ils
peuvent, même si ce n’est pas parfait. Ils réparent un peu le désastre
mais ils ne peuvent malheureusement pas remplacer à eux seuls un système
scolaire entier.
On a justifié les réformes par un
souci d’égalité des chances. Mais l’on constate que les inégalités n’ont
jamais été aussi élevées.
Les réformes menées depuis les années 70
ont effectivement été justifiées par l’obsession de l’égalité et du
social. On a dit que l’école deviendrait plus juste, mais c’est le
contraire qui est vrai. Il suffit de voir les filières et les écoles où
on délivre encore une véritable instruction, elles recrutent plus que
jamais dans les milieux favorisés. L’itinéraire que mes parents issus de
milieux modestes ont suivi n’existe plus. Or, seule une nourriture
intellectuelle de qualité éveille l’esprit des élèves doués pour cela,
et ce, dans toutes les classes sociales. Quand l’école ne les nourrit
pas, les élèves ne peuvent plus compter que sur leur environnement
familial.
L’égalité des chance a donc pris un
énorme coup. On a rabaissé les programmes et les niveaux d’exigence au
nom des « nouveaux publics » notamment. Mais c’est un contre-sens total.
Un enfant qui apprend n’enlève rien à aucun autre. C’est pourquoi le
principe d’égalité ne doit jamais être invoqué pour abaisser les
programmes et les niveaux d’exigence. Il ne doit pas plus être invoqué
pour empêcher de créer, à partir du collège, des filières diversifiées,
les unes plus abstraites où les élèves manifestant le plus d’ardeur et
de dons pour le travail intellectuel recevraient un enseignement à la
mesure de ce qu’ils peuvent apprendre, les autres où les élèves
manifestant davantage d’aptitudes manuelles ou artistiques (voire
sportives) recevraient une formation adaptée susceptible de leur
redonner le goût de l’étude, et soigneusement construite pour prendre
plus tard une véritable valeur sur le marché de l’emploi.
Enfin, le principe d’égalité ne doit pas
non plus empêcher l’évaluation des élèves ; au contraire, il est
d’autant mieux respecté que les élèves sont évalués suivant des règles
claires pour tous, à savoir qu’on obtient de bonnes notes si on apprend
bien et de mauvaises notes si on apprend mal.
Tant que l’Education nationale sera
très centralisée et quasiment impossible à réformer en raison de ce mur
idéologique que vous évoquiez, les choses peuvent-elles vraiment
changer. Quelle organisation imaginer ?
L’organisation est importante mais elle
n’est pas le plus important. Le problème du système éducatif n’est pas
tant un problème de moyens, ni d’organisation, que d’état d’esprit.
Je ne pense pas que les problèmes
actuels disparaîtraient si l’éducation était décentralisée. Je crains
que si un dispositif tel que le chèque éducation se mettait en place,
les organisations commerciales s’y engouffreraient avec la même
démagogie. Il suffit de voir tout le monde applaudir lorsqu’un directeur
équipe son école d’ordinateurs, comme si cela allait régler quoi que ce
soit. Personnellement, je freine des quatre fers à l’entrée du
numérique à l’école. Je n’y suis pas absolument opposé, mais à la
condition que les élèves maîtrisent déjà parfaitement l’écriture, la
lecture et toutes les connaissances de base et qu’ils aient déjà acquis
une maturité certaine. Au lycée, ce qui serait judicieux serait de
développer un enseignement sérieux de la programmation qui possède une
véritable valeur intellectuelle.
Je pense que le système scolaire actuel
ne sait plus faire la différence entre les âges. C’est ainsi que l’on se
retrouve à introduire l’informatique ou la philosophie en primaire…
L’école, le collège ou même le lycée
n’ont pas à courir après les derniers développements de la technique ou
de la science, ni après les dernières évolutions de la société. L’École
est amenée à évoluer pour inclure des nouveaux acquis fondamentaux du
temps présent ; mais elle doit le faire lentement, après longue et mûre
réflexion, en se gardant des effets de mode.
Vous estimez que l’école n’est pas
seule en crise et que le débat sur l’école républicaine nécessiterait un
débat public plus large sur la place accordée par la société française
au savoir et à la culture. Qu’entendez-vous par là ?
La destruction de l’école est venue en
partie des universitaires, détenteurs de savoirs qu’ils auraient dû
défendre. Cela signifie que les intellectuels de notre temps ont des
doutes très profonds sur la valeur de ce qu’ils font.
Par ailleurs, en France, tout le monde
se dit favorable à la culture et à la science, alors que la culture
anglo-saxonne est davantage teintée d’anti-intellectualisme, et
pourtant, on est sidéré par la différence de traitement accordé à nos
universités et aux grandes universités américaines ou anglaises. Les
Anglais et les Américains, même s’ils ne leur laissent qu’une petite
place, ont su créer des îlots de savoir remarquables, alors que nous,
qui sommes censés honorer la culture, traitons nos campus universitaires
de la pire manière possible. Il y a plus de Prix Nobel qui sortent de
Cambridge que de la France et de l’Allemagne réunies. On mesure la
distance entre ce que disent nos élites et ce qu’elles font.
D’autre part, il suffit de comparer la
vie intellectuelle française contemporaine par rapport à celle de la
première moitié du 20ème siècle pour constater que la différence est
abyssale. Il y a un assèchement d’un certain terreau. Certes il y a
quelques décennies, une minorité d’élèves allait au lycée mais elle
bénéficiait d’une étude très poussée des langues classiques et des
grands auteurs, qui constituaient pour eux des exemples. Le standard de
qualité est aujourd’hui perdu : la qualité de la production éditoriale
actuelle est inversement proportionnelle à la quantité de livres
publiés. Désormais tout le monde estime avoir des choses intéressantes à
dire, personne n’est plus capable de s’évaluer justement soi-même et de
s’abstenir de publier ce qui ne mérite pas de paraître, le volume de la
production éditoriale rend impossible de reconnaître ce qui a de la
valeur, ce qui signifie que nous avons une censure d’un genre nouveau,
la censure par ensevelissement sous la masse.
NDRL : Vous pourrez retrouver
l’ensemble des documents que Laurent Lafforgue a recueillis sur l’école,
des textes sur l’éducation qu’il a rédigés et des interviews qu’il a
données sur son site
(ainsi que ses travaux scientifiques bien évidemment). Une mine
d’informations… (personnellement, j’y ai passé des heures et des heures).