samedi 30 juin 2012

Apprendre à "lire" : un point de vue vygotskien


Généralement, les méthodes purement « syllabiques » (alphabétiques) d’apprentissage de la lecture sont critiquées et rejetées par les partisans des méthodes « mixtes » au nom d’arguments qui paraissent de bon sens et qui témoignent de bonnes intentions à l’égard des élèves.
Selon eux, les méthodes syllabiques contraindraient les enfants à de longs mois d’activité mécanique et mémorielle, supposée aride et pénible, durant lesquels ceux-ci seraient condamnés à « ânonner » des syllabes abstraites et à déchiffrer avec difficulté et sans plaisir des morceaux de phrases dépourvus de signification. Ce faisant, ces méthodes, assimilées par leurs détracteurs à un quasi « dressage », auraient pour effet délétère de retarder inutilement voire d’interdire le développement d’une compréhension authentique des textes, ce rapport au « sens » étant considéré comme le but véritable de l’apprentissage de l’écrit : l’importance initiale accordée au « décodage » de la langue aurait ainsi pour conséquence de produire des lecteurs asservis à la forme et dépourvus d’esprit critique. A l’aune du principe selon lequel « lire, c’est comprendre » - et non pas « déchiffrer » -, il serait inconséquent et pernicieux de déconnecter l’attention au « code » de la visée du « sens », et plus encore de soumettre la seconde à la première en faisant débuter l’apprentissage de la lecture par une saisie explicite des formes écrites pour elles-mêmes, indépendamment de leur « fond ».
Cette argumentation prend souvent appui sur une comparaison entre l’apprentissage de la langue écrite et l’acquisition pré-scolaire de la langue parlée, dont les opposants à la méthode syllabique soulignent à juste titre le caractère direct et « global », et qu’ils croient pouvoir élever au rang de modèle pour l’acquisition de la lecture et de l’écriture. Pourquoi faudrait-il en effet apprendre explicitement et préalablement le « code » et plus largement les structures formelles du langage écrit pour lire et écrire alors que l’on n’a pas eu besoin d’apprendre le code du langage oral pour parler et comprendre ? Pourquoi la voie directe, qui a consisté en une imprégnation immédiate et intégrale dans le « bain » linguistique et qui a montré sa très grande efficacité dans le cours du développement de la langue parlée, devrait-elle laisser la place à une voie indirecte et différée, inversée et pour ainsi dire anti-naturelle, lorsqu’il s’agit d’entrer dans l’univers de l’écrit à l’école ?
Nous pensons qu’il y a là une question mal posée, appuyée sur une comparaison malheureuse et source de confusions, et qui engage le raisonnement à propos de ces questions de méthodes sur une voie erronée. Nous voudrions montrer, à rebours de l’argumentation résumée plus haut et en nous appuyant notamment sur la pensée du psychologue russe Lev Vygotski, qu’il est parfaitement sensé et légitime que l’apprentissage de la lecture et de l’écriture ne ressemble pas au développement spontané de la langue parlée, et doive même emprunter, pour être efficace, une direction et des principes opposés, justifiant un enseignement précoce et explicite des structures linguistiques, à commencer par les relations grapho-phonologiques.
Apprentissage scolaire versus développement spontané
Contrairement à ce que soutiennent souvent les partisans des méthodes globales/mixtes, le langage écrit que l’école enseigne n’est précisément pas un « autre » système linguistique à l’égard de la langue parlée de l’enfant : apprendre l’écrit de sa propre langue maternelle n’est pas comme apprendre une langue étrangère, encore moins comme apprendre une nouvelle langue maternelle. En effet, langue orale et langue écrite sont d’abord deux formes distinctes d’une seule et même langue. Et s’il y a bien une certaine autonomie des formes écrites à l’égard des formes orales, cette autonomie n’est pas celle, horizontale pour ainsi dire, d’une nouvelle langue ou d’une langue étrangère (comme l’allemand à l’égard de l’anglais par exemple), mais celle, verticale, d’une langue seconde, de second degré, qui a la première (la forme orale) pour objet, et ouvre ainsi à un rapport réflexif à celle-ci, sur lequel nous reviendrons largement par la suite. Il n’y a donc pas de raison a priori pour que l’acquisition de la forme écrite d’une langue à l’école ressemble à celle du langage oral à l’âge pré-scolaire, bien au contraire : celle-ci relève d’un développement spontané, celle-là d’un apprentissage institué[1].
Il est incontestable que l’acquisition de sa langue maternelle par le très jeune enfant ne s’opère pas et même ne peut pas s’opérer à partir d’une saisie explicite préalable des formes structurantes de la langue. En effet, cette acquisition se fait sous la pression des besoins, par imprégnation immédiate et constante, bref de manière comme on dit « naturelle » : il ne s’agit pas là d’un véritable apprentissage, issu d’un enseignement méthodique, il s’agit d’un développement spontané sous l’effet d’un milieu, dans lequel l’enfant est directement plongé dès les premiers temps de son existence. En ce sens, c’est une forme déterminée d’automatisme acquis (distincte d’autres), une certaine forme d’habituation de nature d’abord adaptative, développée sous les sollicitations de la vie pratique et de manière largement irréfléchie. C’est pourquoi parler, pour l’enfant, n’est pas vraiment un savoir-faire, au sens fort du terme, mais plutôt une sorte d’habitude, acquise spontanément : l’enfant n’a pas été exercé à parler, au terme d’une procédure réglée, consciente et volontaire, mais s’est plutôt comme accoutumé à le faire[2]. Il est donc normal et même inévitable que cette entrée première dans le milieu linguistique se produise de manière « directe » et « globale », par imprégnation immédiate et intégrale, sans préalable. Mais il faut tout de suite souligner qu’il s’agit là d’un cas unique et non répétable, précisément parce qu’originaire.
Au contraire de ce qui se passe pour la langue maternelle parlée, soulignons déjà que l’apprentissage de l’écrit, même dans les sociétés où l’écriture est omniprésente, correspond rarement chez l’enfant à un besoin spontané : l’enfant n’est pas poussé de lui-même à lire et à écrire comme il l’a été à entendre et à parler, ce qui explique pourquoi l’apprentissage de l’écrit devra relever, en large partie, d’une démarche volontaire et quelque peu forcée – dirigée et assistée -, bref devra faire l’objet d’une forme de travail, et impliquera du même coup un certain degré d’institutionnalité, assuré précisément par le cadre scolaire.
Plus profondément, il est essentiel de comprendre les raisons de principe qui font que l’apprentissage de l’écrit, comme d’ailleurs celui des autres langues (même sous leur forme strictement orale), ne peut être que second et médiat, dans la mesure où il se déploie d’emblée à un second niveau, sur un second plan, prenant le rapport premier au langage pour objet et support. La primo-entrée ou archi-entrée dans le milieu linguistique ayant déjà eu lieu, l’entrée dans l’écrit en constituera non la répétition, mais l’approfondissement et la mise en perspective. Et c’est pourquoi seules les conditions de l’apprentissage scolaire – dans ce qui les distingue justement de celles d’un développement spontané – seront de nature à construire efficacement ce rapport réflexif à la langue.
Ceci peut être confirmé par le cas de l’apprentissage scolaire des langues étrangères[3] : de fait, une langue étrangère (même sous sa forme parlée) est toujours apprise à l’école à partir d’une langue maternelle déjà acquise, donc de manière médiate, et même à partir d’une connaissance de la forme écrite de la langue maternelle, c’est-à-dire à l’aide des catégories formelles de la grammaire, de la syntaxe, etc., conquises à l’occasion de l’apprentissage des formes écrites de la langue maternelle. Lev Vygotski souligne à maintes reprises que l’apprentissage d’une langue étrangère à l’école présente une image nécessairement inversée de celle du développement spontané de la langue maternelle, celui-ci allant « de bas en haut », celle-là « de haut en bas » : « Si le développement de la langue maternelle commence par sa pratique spontanée et aisée et s'achève par la prise de conscience de ses formes verbales et leur maîtrise, le développement de la langue étrangère commence par la prise de conscience de la langue et sa maîtrise volontaire et s'achève par un discours aisé et spontané. »[4] Autrement dit, l’acquisition de la langue maternelle commence par l’oral et enchaîne sur l’écrit, alors que l’apprentissage d’une langue étrangère dans un cadre scolaire procède en sens inverse[5]. Or c’est précisément pour Vygotski la spécificité et tout l’intérêt de cet apprentissage – et des apprentissages scolaires en général - que de ne pas procéder à la manière d’un développement spontané, mais de « devancer » ce développement en stimulant des fonctions cognitives encore « immatures » chez l’enfant par l’imposition d’une certaine « discipline formelle »[6].
En effet, pour Vygostki, l’apprentissage scolaire a pour caractéristique de s’adresser non pas à ce que l’enfant sait déjà faire – son niveau présent de développement -, mais à ce qu’il ne sait pas encore faire de manière autonome tout en étant déjà à sa portée sous la conduite de l’adulte – son état « prochain » ou « proximal » de développement[7]. Or cette « loi générale et fondamentale » de l’apprentissage – son avance structurelle sur le développement - est ce qui détermine les conditions propres à l’apprentissage scolaire : parce qu’il doit faire porter ses efforts non sur l’aujourd’hui ou sur l’hier mais sur le demain du développement enfantin, l’enseignement scolaire se doit de prendre la forme d’une certaine « discipline formelle »[8], à laquelle est exercé l’enfant sous la direction d’un maître.
Ainsi l’aspect « mécanique » et formel de l’enseignement scolaire, et la relative « passivité » ou hétéronomie de sa réception, s’expliquent et se justifient par le fait qu’il s’agit de s’adresser à ces fonctions supérieures encore immatures et de forcer pour ainsi dire leur développement, ce qui ne peut se faire que par un certain exercice formel assisté, dont la nature ne doit pas être confondue avec celle d’un quelconque « dressage ». Vygotski montre au contraire ce qui distingue dressage et apprentissage : ce que vise et produit le premier, c’est une imitation servile ; ce que vise et produit le second, c’est un accroissement des pouvoirs cognitifs, par leur plus grande maîtrise réfléchie. Or il s’agit là d’un processus qui, en raison de sa non-spontanéité, doit passer par certains mécanismes d’habituation.
De ce point de vue, il faut donc renverser la perspective : c’est le refus de l’enseignement de ces disciplines formelles qui a pour conséquence de priver les enfants de l’occasion de développer dans de bonnes conditions les facultés cognitives supérieures, et les aliène donc, en les maintenant dans leur état présent. Ainsi, il ne saurait être question de plonger les enfants directement dans le grand bain de l’écrit : pour entrainer le développement psychique de ces fonctions, qui sans son influence ne se développeraient pas ou beaucoup plus lentement et aléatoirement, l’enseignement doit au contraire prendre la forme d’une présentation explicite et ordonnée et s’accompagner d’exercices de mémorisation et d’application. Pour rendre volontaire et conscient – et par là « naturel » et même libre - l’usage des techniques d’écriture et de lecture, il faut commencer par en montrer les structures et les faire apprendre, selon un ordre systématique. Et les opérations en cours de développement commenceront par fonctionner pour ainsi dire « à vide », et sous « assistance » active, du fait même de leur immaturité. En vérité, vue sous cet angle, la suspension initiale du rapport au « sens », souvent dénoncée comme le défaut principal des méthodes alphabétiques, apparaît plutôt comme une des conditions de l’attention portée à la forme linguistique comme telle, attention caractéristique, on le verra, de l’univers de l’écrit.
A ce titre, les analyses qui se fondent sur l’étude des lecteurs « experts » pour justifier l’emploi des méthodes « naturelles » ne doivent pas non plus égarer : la lecture experte ne doit pas – et ne peut pas -  être imitée aux premiers stades de l’apprentissage, et il n’y a rien d’étonnant à penser que ceux-ci doivent au contraire s’en écarter largement. En effet, les compétences de la lecture experte ne sont pas de nature comparables à celles de la langue parlée, et ne peuvent s’acquérir par imprégnation spontanée et intégrale mais par construction technique, explicite et progressive. Ainsi la lecture « naturelle » du lecteur expert n’est pas naturelle au sens propre du terme : elle relève d’une « seconde nature », d’une nature acquise par l’exercice, au terme duquel le lecteur a achevé de se construire comme « machine à lire » intégrée. Elle sera d’autant plus « naturelle » qu’elle aura été correctement et précocement – c’est-à-dire profondément - mécanisée : c’est là le processus dialectique de l’habitude, au terme duquel l’« artificiel », le mécanique, s’est intériorisé au point de devenir « naturel »[9]. Ce que montre la lecture experte, c’est justement l’intégration accomplie des fonctions de décodage et de compréhension au terme d’un long processus d’habituation[10] : mais ce point d’arrivée a finalement peu à nous enseigner sur la manière dont tout le chemin doit se dérouler, a fortiori commencer.
Ainsi comme on le voit, l’apprentissage de l’écrit – second, en fait et en droit - aurait en réalité tout à perdre et rien à gagner à ressembler au développement spontané du langage oral : c’est donc bien une erreur d’imaginer que l’un puisse être le modèle de l’autre. Il y a même là une forme de contresens, à la fois épistémologique et cognitif, sur lequel nous allons revenir. D’autre part, la lecture experte ne doit pas non plus faire illusion : sa naturalité, sa spontanéité apparentes sont en fait le résultat d’un long processus d’intégration et d’habituation. Pour que lire et écrire deviennent ainsi comme une « seconde nature », il faut précisément passer par un long travail d’habituation et d’exercice, dont la lecture experte est bien l’aboutissement, mais ne peut être le point de départ.
Apprendre à « lire », c’est entrer dans « l’algèbre du langage »
Second en tant que son acquisition vient nécessairement après l’entrée orale originaire dans la langue, l’écrit est « second » en un autre sens encore. Comme nous le notions plus haut, l’écriture n’est pas une « autre » langue, ni une autre « codification » de la même langue : nous voudrions montrer maintenant en quoi l’écrit doit être bien plutôt conçu comme « l’algèbre du langage », ce qui permettra de préciser les enjeux cognitifs de son apprentissage.
Vygotski écrit en effet, dans Pensée et langage : « Le langage écrit est précisément l'algèbre du langage. Et de même que l'assimilation de l'algèbre n'est pas une répétition de l'étude de l'arithmétique mais représente un plan nouveau et supérieur du développement de la pensée mathématique abstraite, laquelle réorganise et élève à un niveau supérieur la pensée arithmétique qui s'est élaborée antérieurement, de même l'algèbre du langage - le langage écrit - permet à l'enfant d’accéder au plan abstrait le plus élevé du langage, réorganisant par là même aussi le système psychique antérieur du langage oral. »[11]
Si l’écriture peut être conçue, jusqu’à un certain point, comme la transcription de la parole, elle en est surtout la transcription graphique c’est-à-dire spatiale, elle assure la fixation du flux temporel de la parole par sa spatialisation, lui donnant une forme pour ainsi dire inaltérable (sur laquelle il est possible de revenir à loisir) : par là s’effectue une discrétisation – un découpage en unités - de ce continu qu’est la parole, son analyse et son objectivation, qui passent par une double abstraction à l’égard de l’aspect sonore du langage et du contexte d’énonciation, qui disparaissent. De plus, en ce qui concerne plus spécifiquement l’écriture alphabétique, cette transposition consiste en une notation « exacte » des sons, d’une transcription précisément « à la lettre ». Or, par cette fixation spatiale en droit exacte et inaltérable du discours, l’attention peut se déplacer de l’acte de dire à la forme du dire et à la lettre de ce qui est dit, et ouvrir ainsi la voie à l’interprétation du sens linguistique et, plus largement au développement des arts et des sciences du langage[12].
Autrement dit, comme le montre aussi David R. Olson[13], la spécificité du langage écrit consiste dans l’autonomisation du sens littéral des énoncés à l’égard de leur contexte d’énonciation, produite par la fixation graphique. La phrase écrite est un message pour ainsi dire « privé » de son sens pragmatique, de son intonation, de l’intention explicite de son auteur, et de la plupart des conditions dans lesquelles il a pu être formulé : sa forme écrite est ce qui rend à la fois possible et nécessaire son interprétation[14]. Par là, elle oblige à opérer une dissociation entre ce qui est dit et ce que l’auteur a voulu dire, entre la « lettre » et « l’esprit » des énoncés, et plus largement à les considérer dans leur matérialité et leurs formes objectives : le rapport sémantique aux énoncés étant ainsi conditionné au « déchiffrement » de ce qui est effectivement et exactement écrit, lire ne consiste pas, dans son principe, à « deviner » leur sens par des indices contextuels mais au contraire à examiner leur contenu propositionnel tel qu’il est inscrit dans leur lettre.
Plus largement, Olson montre que le développement de la culture écrite s’est accompagné d’une prise de conscience des structures et du fonctionnement du langage, qui a permis de « passer d’une pensée sur les choses à une pensée sur les représentations des choses, c’est-à-dire à une pensée sur la pensée »[15], autrement dit d’une pensée référentielle ou représentationnelle à une pensée inférentielle ou « logique » : « Toute pensée met en jeu une perception, des attentes, des inférences, des généralisations, une description et un jugement. La pensée propre à la culture écrite est la représentation consciente et l'utilisation délibérée de ces activités. Les suppositions sont monnaie courante ; cette pensée reconnaît qu'une supposition est une supposition. Les inférences sont chose banale ; cette pensée reconnaît qu'une inférence est une inférence, ou qu'une conclusion est une conclusion. »[16] Ainsi l’écriture n’est pas du tout un simple « code » : comme l’écrit Olson, rejoignant ainsi l’analogie algébrique de Vygotski, elle est un véritable « modèle conceptuel »[17] pour la parole. De même, la grammaire n’est pas qu’un « code de la route » de la langue, une législation arbitraire en régulant les usages, mais bien une formalisation de la langue.
Il en découle qu’on ne fait pas « b/a/ba » seulement pour parvenir à déchiffrer ultérieurement un « code », et atteindre enfin le « sens » : on fait « b/a/ba » pour faire apparaître le « code » lui-même, pour obliger à considérer les structures élémentaires de la langue invisibles lors de la pratique du discours oral. Non pas seulement ni d’abord ni au plus vite décoder ou déchiffrer le code, mais le faire apparaître, l’exhiber, l’apprendre comme tel, le produire à la conscience. Il faut apprendre le « code » – plus largement : expliciter et objectiver les structures formelles de la langue, jusque là subjectives et implicites : phonétique, orthographe, grammaire, syntaxe, etc. – car c’est là précisément la spécificité et l’intérêt propre de l’écrit que d’ouvrir à la conscience réfléchie et à la maîtrise volontaire de ces structures comme telles. De ce point de vue, on ne voit pas ce qui justifierait de s’interdire de montrer explicitement – d’exposer méthodiquement – ces structures, ni ce qu’il y aurait à gagner à les faire deviner ou découvrir par l’enfant, le but étant au contraire d’accroître en lui la maitrise réfléchie du langage en général (y compris sous sa forme orale[18]).
L’enjeu essentiel de l’apprentissage de l’écrit n’est donc pas seulement l’accès à l’univers des textes ou des messages textuels – atteindre le sens à travers les mots écrits - mais aussi et même d’abord de provoquer chez l’enfant cette prise de conscience réflexive des structures de la langue jusque là parlée, c’est-à-dire de l’usage spontané de sa propre langue. En cela consiste à la fois l’enjeu et l’intérêt proprement cognitifs de l’apprentissage de l’écrit : passer d’une « maîtrise » spontanée et pragmatique à une maîtrise réfléchie et volontaire de sa langue maternelle.
Comme l’écrit Vygotski : « L'enfant, bien entendu, sait décliner et conjuguer bien avant d'aller à l'école. Bien avant l'école, il maîtrise pratiquement toute la grammaire de sa langue maternelle. Il décline et conjugue mais il ne sait pas qu'il décline et conjugue. (…) L'enfant maîtrise donc certains savoir-faire dans le domaine du langage mais il ne sait pas qu'il les maîtrise. Ces opérations ne sont pas devenues conscientes. Cela se manifeste par le fait qu'il les maîtrise spontanément dans une situation déterminée, automatiquement, c'est-à-dire lorsque par certaines de ses grandes structures la situation l'incite à faire preuve de ces savoir-faire, mais qu'en dehors d'une structure déterminée, c'est-à-dire de manière volontaire, consciente et intentionnelle, il ne sait pas faire ce qu'il sait faire involontairement. L'utilisation de son savoir-faire a par conséquent des limites. (…) Mais l'enfant apprend à l'école, et en particulier grâce au langage écrit et à la grammaire, à prendre conscience de ce qu'il fait et, par conséquent, à utiliser volontairement ses propres savoir-faire. Il y a transfert de son savoir-faire d'un plan inconscient, automatique sur un plan volontaire, intentionnel et conscient. »[19]
Et ce n’est pas que le rapport à la langue parlée (maternelle) qui s’en trouve transformé, car le passage à l’écrit permet aussi de construire un nouveau rapport à toute autre langue, puisqu’il met en lumière des formes abstraites, des catégories et des règles valables aussi, jusqu’à un certain point, pour les autres langues : par là, c’est donc un nouveau rapport au langage en général et aux catégories de la pensée qui est ainsi élaboré, et qui joue évidemment un rôle décisif dans le développement de la pensée rationnelle de l’enfant. Cet enjeu cognitif essentiel, c’est aussi ce que mettent en avant Hegel lorsqu’il parle de la grammaire comme représentant « le commencement de la culture logique »[20], ou encore Vygotski à propos du passage des « concepts spontanés » aux « concepts scientifiques »[21] : sous l’effet de l’apprentissage scolaire qui les explicite, les catégories (par exemple celle de causalité) et les règles de l’entendement (par exemple les différentes formes d’inférence), qui fonctionnaient jusqu’alors de manière implicite et irréfléchie – de manière non consciente – passent au niveau de la conscience volontaire, et donc de la maîtrise réfléchie.
Le but de l’apprentissage est donc certes d’entrer, d’être entré, d’être à l’aise dans « l’univers de l’écrit », mais le chemin est ici aussi important que le point d’arrivée. Pour ainsi dire, le but de l’apprentissage de l’écrit n’est pas d’apprendre à « lire » (au sens plat et faible de cette expression : accéder au contenu sémantique des textes derrière leur forme écrite) ; il s’agit de prendre conscience du fonctionnement du langage ; en vérité, « lire » au sens fort ne sera vraiment atteint qu’à la mesure de cette prise de conscience ; apprendre vraiment à lire – devenir « lettré » -, c’est précisément cela, avoir le rapport le plus conscient et volontaire qui soit à l’égard du langage, entendu, parlé, lu, écrit. Cette lecture « lettrée » est bien plus et autre chose que ce que semble désigner généralement l’expression de lecture « experte » (qui vise d’abord une compétence opératoire), et autre chose aussi qu’une simple érudition ou connaissance des textes : un lettré est plutôt un homme qui maîtrise à un degré élevé un certain nombre des procédures et des outils, des arts et des sciences de la culture écrite, depuis l’analyse phonologique des éléments linguistiques, l’étymologie, la grammaire, la rhétorique, la poétique, etc., jusqu’aux subtilités les plus fines de la philologie et de l’herméneutique. Ce continuum des sciences et des arts du langage témoigne d’ailleurs à sa manière de l’incohérence qu’il y a à penser de manière excessivement disjointe – ou pire : comme opposées - les dimensions formelles et les dimensions sémantiques du langage écrit.
De ce point de vue, l’approche alphabétique de la langue au tout début de la scolarité apparaît comme une première occasion essentielle de faire prendre conscience à l’enfant de la structure syllabique/phonétique du langage oral, et plus largement de la matérialité objective du discours écrit : « épeler » est ainsi un premier acte d’analyse réfléchie, une première prise de distance à l’égard de l’usage familier et spontané de l’oral, une première conversion du regard, et qui engage l’enfant dans une conscience et une pratique plus rationnelles et volontaires des éléments structurels de sa langue naturelle. C’est pourquoi la relative suspension du rapport au « sens » – le fait d’étudier des unités linguistiques sans grande signification – apparaît elle-même comme non illégitime, dans la mesure où elle oblige justement l’écolier à détourner son attention du plan sémantique au plan formel du langage (plans qui ne sont justement pas distingués au stade oral) : et c’est par là que le plan sémantique gagnera lui-même son autonomie, du fait précisément d’avoir été ainsi d’emblée nettement dissocié des structures formelles du discours.
Ainsi la maitrise du « code » n’obère pas mais conditionne l’accès au sens écrit, car l’écrit n’est justement pas un simple « code », la simple transcription d’un message dans une autre forme. D’ailleurs, de ce point de vue, l’attention portée par les adversaires des méthodes syllabiques au « sens » – et, corollairement, le déni de l’importance constitutive du « code » - est au fond une manière de réduire l’écriture à une simple codification qui fait manquer ainsi son autonomie véritable (qui consiste à être l’algèbre de l’oral) : une telle approche a pour effet et principe de nier la médiatisation ou médiation qu’opère la langue écrite, là où il faudrait au contraire la reconnaître et la cultiver comme telle ; à l’inverse, mettre l’accent sur les formes et les structures du langage écrit, c’est reconnaître leur rôle non pas instrumental mais constitutif, c’est-à-dire reconnaître la spécificité fondamentale de l’écrit.
La maîtrise de cet algèbre qu’est l’écrit et des facultés cognitives qu’il met en œuvre est du même coup, et en un sens fort, la condition d’accès à l’ensemble des disciplines scolaires, dans la mesure où celles-ci reposent précisément sur ces dimensions cognitives et épistémologiques de l’écrit[22], et en sont pour ainsi dire les fruits. En effet, si la maitrise de l’écrit conditionne l’entrée dans toutes les disciplines scolaires, ce n’est pas d’abord ou simplement parce que celles-ci sont écrites dans des livres (« codées » sous forme écrite), mais parce qu’elles se sont constituées dans et par le milieu de l’écriture, qu’elles sont elles-mêmes des produits de la « raison graphique », et que leur compréhension – et non seulement leur accès ou leur déchiffrement - requiert à son tour les compétences propres à ce milieu.
Ajoutons, pour terminer, que l’on apprend aussi à lire pour pouvoir écrire, et même pour acquérir de nouvelles capacités d’expression orale : de ce point de vue, il est clair que la connaissance et la maîtrise des structures formelles de la langue est non seulement une condition de la réception de la culture écrite dans son ensemble, mais aussi le moyen d’une production écrite élaborée et originale, et, par un effet retour, d’un maniement plus élaboré de la langue parlée elle-même[23]. Autrement dit, il faut apprendre les éléments et les règles qui forment l’ordre linguistique dans ce qu’il a d’essentiellement conventionnel, pour ne plus le subir simplement de l’extérieur mais pour se l’approprier, pouvoir s’y orienter et s’y exprimer soi-même et, le cas échéant, le subvertir en connaissance de cause. Le « formalisme » de l’apprentissage scolaire n’est donc pas, en droit, un « dressage », tout au contraire : la maîtrise technique et formelle du langage est une condition nécessaire[24]  d’un rapport libre à son égard.


[1] Le psychologue russe Lev Vygotski a très largement élaboré la distinction que nous mobilisons ici entre « développement » et « apprentissage », en particulier dans son œuvre majeure, Pensée et langage (1934). Skhole lui a consacré une « série », disponible ici : http://skhole.fr/série-lev-vygotski
[2] Il est vrai de dire, en un sens, que l’on acquiert toujours une compétence en la pratiquant. Mais il faut savoir distinguer parmi les compétences celles qui ne peuvent s’apprendre (bien ou efficacement) qu’à condition d’imposer dès le départ un exercice – une procédure formelle, explicite et répétitive -, et aussi, du même coup, un certain cadre institutionnel. On apprend à se tenir debout en se tenant debout, on apprend à marcher en marchant, on apprend à parler en parlant, on apprend même à conduire, si l’on veut, en conduisant. Mais déjà on ne peut plus dire tout à fait que « c’est en forgeant que l’on devient forgeron ». Encore moins peut-on dire, croyons-nous, que l’on apprend à lire et à écrire en lisant et en écrivant, ou à jouer du piano en pianotant : ces savoir-faire requièrent un véritable apprentissage.
[3] Tel que ce parallèle est généralement fait par les défenseurs des méthodes mixtes, il est erroné, comme nous le soulignions plus haut : l’acquisition de la langue écrite n’est pas comparable à l’acquisition d’une nouvelle langue.  Mais cette comparaison devient légitime, jusqu'à un certain point, à condition de comprendre qu’une langue étrangère s'acquiert elle-même à l'école dans le cadre d'un apprentissage - et même d'un apprentissage depuis l'écrit - et non d'un développement spontané, comme le montre clairement Vygotski. De plus, cet apprentissage a aussi des effets comparables - réflexifs - à ceux de l'entrée dans l'écrit, dans la mesure où il oblige précisément à comparer langue étrangère et langue maternelle et donc permet de construire un rapport « méta-lingusitique » aux langues en général.
[4] L. Vygotski, Pensée et langage, 374 et sqq. Extrait plus étendu consultable ici : http://skhole.fr/lev-vygotski-extrait-langue-étrangère-et-langue-maternelle
[5] Il y a là d’ailleurs une raison de principe qui permet de comprendre pourquoi le maniement oral des langues étrangères à l’école retarde structurellement sur leur maitrise écrite.
[6] Nous empruntons à nouveau à Vygotski cet usage de la notion de « discipline formelle », elle-même originairement thématisée par Herbardt. Dans Pensée et langage, Vygotski procède à une lecture renouvelée, et en partie critique, de la notion herbardtienne.
[7] La « zone prochaine de développement » est le concept central de la théorie vygotskienne de l’apprentissage : « l'enfant apprend à l'école non pas ce qu'il sait faire tout seul mais ce qu'il ne sait pas encore faire, ce qui lui est accessible en collaboration avec le maître et sous sa direction. Ce qui est capital dans l'apprentissage scolaire c'est justement que l'enfant apprend des choses nouvelles. C'est pourquoi la zone prochaine de développement, qui définit ce domaine des passages accessibles à l'enfant, est précisément l'élément le plus déterminant pour l'apprentissage et le développement. », Pensée et langage, p. 356. Extrait plus étendu consultable ici : http://skhole.fr/lev-vygotski-extrait-la-zone-prochaine-de-développement
[8] « l’effet de discipline formelle propre à toute matière scolaire est la forme sous laquelle se manifeste cette influence de l’apprentissage sur le développement », L. Vygotski, op. cit., p. 358.
[9] Le philosophe G.W.F. Hegel a pensé avec profondeur cette « dialectique » de l’habitude, en particulier dans le § 410 de L’encyclopédie des sciences philosophiques, III.
[10] Il semble même établi, d’un point de vue neurologique, que le décodage continue de fonctionner à plein mais de telle manière – quasi immédiateté – qu’il s’efface presqu’entièrement derrière les opérations cognitives de haut niveau qu’il permet et supporte. Cf. Dehaene, Les neurones de la lecture : « Lecteurs experts et surentraînés, nous avons l’impression d’une reconnaissance immédiate et globale des mots. En réalité, toute une série d’opérations cérébrales et mentales s’enchaînent avant qu’un mot ne soit décodé. Celui-ci est disséqué, puis recomposé en lettres, bigrammes, syllabes, morphèmes [..] La lecture parallèle et rapide n’est que le résultat ultime, chez le lecteur expert, d’une automatisation de ces étapes de décomposition et de recomposition. » (290).
[11] L. Vygotski, op. cit. p. 339. Extrait plus étendu disponible ici : http://skhole.fr/lev-vygotski-extrait-langage-écrit-et-réflexivité-de-la-pensée
[12] Comme le montre Sylvain Auroux, dans La révolution technologique de la grammatisation (éd. Mardaga, 1994), l’invention et le développement de l’écriture ont permis le passage d’un rapport « épilinguistique » (« savoir » inconscient) à un rapport « métalinguistique » (savoir conscient) à la langue (Cf. en particulier, op. cit., p. 23 et sqq.) De ce passage dépend, selon Auroux, l’apparition et le développement de véritables « sciences » du langage : « Contrairement à ce que l’on pense ordinairement, il ne faut pas simplement savoir davantage sur le langage pour inventer l’écriture, il faut inventer l’écriture pour en savoir davantage sur le langage. » (op. cit., p. 43).
[13] En particulier dans son ouvrage majeur intitulé L’univers de l’écrit, comment la culture écrite donne forme à la pensée, trad.. fr. par Y. Bonin, éd. Retz (1994). Un large extrait de cet ouvrage est disponible ici : http://skhole.fr/david-r-olson-culture-écrite-et-cognition
[14] Jack Goody avait déjà montré, dans La raison graphique, que le concept d’interprétation ou de variation interprétative suppose le concept de « version originale », qui ne peut prendre vraiment sens qu’au sein d’une tradition écrite. Dans le cadre d’une culture orale, les variations incessantes des mythes selon les orateurs ne sont pas perçues comme étant des versions différentes d’un même mythe, car il n’y aucune possibilité technique d’identifier un quelconque original qui ferait référence.
[15] D. R. Olson, op.cit. p. 312.
[16] D. R. Olson, op. cit. p. 310.
[17] Préciser ce qu’il faut entendre ici par « modèle »…
[18] Il faut souligner qu’il y a sans aucun doute un effet en retour de l’apprentissage des codes de la langue écrite sur les formes mêmes de la langue orale, la pratique de la langue parlée se trouvant transformée – et sa maîtrise accrue - lorsqu’elle devient « lettrée ».
[19] L. Vygotski, Pensée et langage, 343 et sqq. Une version étendue de cet extrait est consultable ici : http://skhole.fr/lev-vygotski-extrait-l-apprentissage-de-la-grammaire. Signalons aussi un autre extrait de Pensée et langage consacré directement à l’apprentissage de la langue écrite et reproduit ici : http://skhole.fr/lev-vygotski-extrait-langage-écrit-et-réflexivité-de-la-pensée
[20] « La grammaire a, en effet, pour contenu, les catégories, les productions et déterminations propres de l’entendement ; c’est donc en elle que l’on commence à apprendre l’entendement lui-même.  (…) [les catégories de la grammaire] sont, en quelque sorte, les lettres singulières et, à vrai dire, les voyelles du domaine spirituel, par lesquelles nous commençons,  pour apprendre à l’épeler, puis à le lire. ». Hegel insiste aussi sur la nécessité de l’extériorisation des structures grammaticales, comme condition de leur usage conscient et volontaire : « Car, si les déterminations de l’entendement, puisque nous sommes des êtres d’entendement, sont en nous, et si nous les comprenons immédiatement, la première culture consiste à les avoir, c’est à dire à avoir fait d’elles un objet de la conscience et à pouvoir les différencier par des marques. ». Bien qu’ayant déjà un rapport immédiat et intime à elles (elles sont en nous), il nous faut les expliciter, les nommer, pour les maîtriser véritablement (les « avoir », en disposer). Cf. texte reproduit ici : http://skhole.fr/gwf-hegel-de-l-importance-de-la-grammaire
[22] Ce caractère constitutivement « littéraire » de la plupart des disciplines scolaires est énoncé de manière provocante par Olson, à propos de la science en général lorsque celui-ci écrit que la science est au fond « une branche de la littérature ».
[23] Rhétorique et poétique font pleinement partie de ces arts du langage (oral et écrit) auxquels seule une civilisation écrite donne le jour.
[24] Ce qui ne signifie pas qu’elle soit pour autant suffisante.