samedi 29 juin 2013

LA POLITESSE EST LE FONDEMENT DE L'ÉCOLE

  Lu sur AgoraVox, un article de Jack MANDON

Kant sur son lit de mort recevant la visite de son médecin ; comme il faisait l'effort de se lever pour le saluer et que ce dernier tentait de l'en dissuader, le philosophe lui dit ces paroles :
« Le sens de l'humanité ne m'a pas encore abandonné. »
Ce que Kant appelle « le sens de l'humanité, » est certainement la définition la plus subtile de la politesse. Une longue évolution conduit à cette substantifique formule. Il faut du temps pour apprendre, réciter, penser et reconnaître. Dans le regard du tout petit à l'esprit malléable chemine cette longue acquisition de qualité et de mœurs. Ce qui fut tout d'abord la consigne du petit prince sur sa planète entre l'amour pour la rose et l'amitié pour le renard, prit sens dans le cœur et l'esprit de l'homme courtois, c'est à dire civilisé.
« La plupart des jeunes gens croient être naturels, lorsqu'ils ne sont que grossiers et vulgaires. »
La Rochefoucauld
De la grossièreté à la violence, de la violence au brigandage, du brigandage au terrorisme.
Ainsi la politesse est sœur de la civilité, leurs racines grecque et latine désignant la cité. La famille et l'école seraient la source par excellence de l'apprentissage de la vie en société. Les convenances et la bienséance émergeraient et se développeraient au fil du temps. S'il est de bon ton de s'insurger contre ces règles, c'est qu'inconsciemment notre révolte à leur égard trahit l'importance qu'elles représentent pour nous.
C'est Alain qui dans ses Propos sur le bonheur a sans doute le plus réfléchi sur ...
« Les coutumes de politesse »,
« Elles sont bien puissantes sur nos pensées ; et ce n'est pas un petit secours contre l'humeur et même contre le mal d'estomac si l'on mime la douceur, la bienveillance et la joie ; ces mouvements, qui sont courbettes et sourires, ont cela de bon qu'ils rendent impossibles les mouvements opposés, de fureur, défiance et tristesse. »

Les recherches des éthologistes mettent en lumière que la codification qui régit les rapports humains au fil du temps a des fondements biologiques. Il est donc erroné de dénoncer ici des formalités répressives inutiles ou néfastes. Les animaux ont des inhibitions qui relèvent de leurs instincts. Les instincts sociaux, que Lorenz range parmi les instincts secondaires, sont des comportements tout aussi innés que les instincts primaires tels que ceux de la nutrition ou de la reproduction. La nature s'impose à elle-même des limites. « Il n'y a, écrit Lorenz, aucune différence de principe entre les multiples formes d'appareils émetteurs de stimuli qui provoquent une réponse active chez tout animal supérieur et ceux qui font entrer en jeu les inhibitions sociales » (Konrad Lorenz, L'agression). Dans de nombreuses espèces, l'attitude qui provoque l'inhibition chez le congénère agressif consiste à déposer les armes et à se présenter sous son jour le plus faible. La chose est particulièrement manifeste chez le chien sauvage qui freine l'attaque de son adversaire en lui tendant la partie la plus vulnérable de son cou. Dans d'autres espèces, l'attaque, surtout celle d'un représentant de l'autre sexe, est freinée non par un simple geste de soumission, mais par un ensemble complexe de gestes rituels appelés cérémonial d'apaisement.

L'analogie entre d'une part l'attitude de soumission et le cérémonial d'apaisement, et d'autre part les gestes et rites de la politesse est frappante. Lorenz ne manque pas de la souligner. Enlever son chapeau en entrant dans une maison, tendre la main, sourire, n'est-ce pas là se désarmer soi-même et désarmer en l'autre l'ennemi possible ?

La connaissance du comportement animal nous révélerait-elle sur notre nature propre des vérités autres que la langue de bois du défoulement ? « L'homme est par nature un être de culture ». fréquemment cité par Lorenz. La culture aurait donc pour fonction de remplir le vide créé par la réduction des instincts, la meilleure culture humaine étant celle qui prend le relais de l'instinct le plus adéquatement.

Vues dans cette perspective, les règles élémentaires de politesse sont un bel exemple de relais bien pris. Déjà, Alain, avant les découvertes de Lorenz, avait vu la nécessité d'inhiber l'expression des mouvements affectif négatifs : « Ce qui n'est que mouvement d'humeur n'est même pas senti, des qu'on peut le montrer ; c'est pourquoi, autant que l'on aime, la politesse est plus vraie que l'humeur [...] Tout naïvement chacun dit d'un être grognon ou hargneux qu'il connaît bien : 'C'est son caractère'. Mais je ne crois pas trop aux caractères. Car, selon l'expérience, ce qui est régulièrement comprimé perd de son importance au point d'être négligeable. [...] Une femme qui a du monde et qui interrompt sa colère pour recevoir une visite imprévue, cela ne me fait point dire : « Quelle hypocrisie ! » mais : « Quel remède parfait contre la colère ! »

Les gestes rituels des animaux deviennent chez les humains les codes de politesse. À la Renaissance, Érasme s'est amusé à rédiger un manuel de politesse : La civilité puérile, à l'usage des écoliers. Ce livre a eu une telle importance que les règles qui y sont présentées, d'ailleurs avec humour et légèreté, sont encore celles qui, à quelques nuances près, président de nos jours à la vie en société, ou devraient présider... La civilité puérile a été copiée par de nombreux auteurs et enseigné à travers les âges jusqu'à tout récemment.

Nous connaissons tous des gens qui endossent les codes de bienséance comme un vêtement qu'ils quittent des qu'ils sont dans leur environnement affectif. Alain a décrit ce comportement : « Comme on vit mal avec ceux que l'on connaît trop. On gémit sur soi-même sans retenue, et l'on grossit par là de petites misères ; eux de même. On se plaint aisément de leurs actes, de leurs paroles, de leurs sentiments ; on laisse éclater les passions ; on se permet des colères pour de faibles motifs ; on est trop sur de l'attention, de l'affection et du pardon ; on s'est trop bien fait connaître pour se montrer en beau. Cette franchise de tous les moments n'est pas véridique ; elle grossit tout ; de là une aigreur de ton et une vivacité de gestes qui étonnent dans les familles les plus unies. La politesse et les cérémonies sont plus utiles qu'on ne croit. » De même que le fait d'adopter une attitude extérieure nous dispose à la concentration lorsqu'un travail exigeant nous presse — on s'enferme alors dans le silence, dans le calme, on dispose son corps de façon à l'oublier pour que l'esprit fasse sa besogne sereinement, etc. — de même d'autres attitudes corporelles, la main qu'on tend, la tasse de café qu'on sert, la parole vive qu'on refrène dans un groupe de discussion créent un climat tel que l'autre se sent accueilli. Il se défait sans même le savoir des préventions qu'il pouvait avoir contre nous en vertu même du fait qu'ont été inhibées celles que nous aurions pu avoir contre lui. Cela est vérifiable de la façon suivante : lorsque nous avons de bonnes raisons de nous séparer d'une personne, le souvenir de ses gestes courtois à notre égard inhibe les sentiments négatifs qu'elle nous inspire !

Cette inhibition des tendances agressives, qui font partie de nos instincts comme la nutrition, la reproduction et la fuite est d'une importance que nous sous-estimons jusqu'au moment où une manifestation ou une parole de menace nous ébranlent. Cette inhibition doit être distinguée du refoulement qui laisse l'instinct tout entier dans une revanche possible ; (les effets pervers de « qui veut faire l'ange fait la bête » sont bien connus !). Tout au contraire, quand l'inhibition est vraie, elle canalise nos instincts dans des formes de culture et de civilisation qui permettent à la sociabilité de s'épanouir, aux êtres humains de s'entendre.
Ce n'est donc ni en imitant le hurlement des loups, ni en tapant sur des casseroles, ni même en frappant sur son semblable que nous manifestons le mieux notre humanité. Pour Buytendijk, comme on le voit dans son admirable livre de psychologie comparée « L'homme et l'animal », l'homme n'est pas un animal dans lequel serait tout à coup apparue l'intelligence. « Nous avons, écrit-il, écarté la conception de l'homme, animal maîtrisé par l'esprit, l'âme, et cherché a accréditer la thèse selon laquelle tout comportement humain toute perception et tout mouvement, possèdent des caractéristiques proprement humaines. » Et il poursuit : « Toute vie de groupe chez l'homme est, en un certain sens, sociale, c'est-à dire qu'elle se place dans un système normatif [...] Le dynamisme des sociétés humaines (et donc les impulsions) est un dynamisme spirituel. C'est pour cela que les impulsions primaires et vitales ont plus d'une signification. Il existe une nature humaine corporelle qui possède une signification dans chaque communauté et dans chaque société. Mais l'angoisse de l'homme, la faim de l'homme, son instinct sexuel, son instinct combatif... tout ce qui est la « nature » dans l'homme porte aussi en soi une promesse de civilisation ». Mais comme beaucoup de manifestations humaines, la politesse peut être mécanisée. « Quand l'esprit ne détermine pas le corps, le corps détermine l'esprit », disait un philosophe français contemporain Bernard Charbonneau. L'envers du défoulement c'est le système rigide de codes à quoi peut être réduite la civilité. Alors l'esprit ne détermine plus le corps ; il rend les rapports avec autrui mécaniques. Nous avons tous fait l'expérience de milieux sociaux ou se pratique cette forme de politesse. Mais pour notre bonheur il existe aussi des gens, et cela n'a rien a voir avec la classe sociale à laquelle ils appartiennent, qui transgressent les règles de politesse par un mouvement du cœur qui va bien au-delà : qui est un geste d'amour ou d'amitié.
L'école incivile est comparable à la jungle animalière. La première réforme scolaire est humaine. Elle est ce que Kant appelle « le sens de l'humanité, » C'est certainement la définition la plus subtile et la plus profonde de la politesse.
Ecrits et travaux de Konrad Lorenz, biologiste et zoologiste autrichien titulaire du prix Nobel de physiologie ou médecine. Lorenz a étudié les comportements des animaux sauvages et domestiques. Il a écrit des livres qui ont touché un large public tels que « Il parlait avec les mammifères, les oiseaux et les poissons » ou « L'agression, une histoire naturelle du mal. »