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Par Olivier Hertel
Un babouin du laboratoire de Joël Fagot. Certains babouins retiennent jusqu’à 307 mots, le moins performant en mémorise tout de même 81. (J. Fagot)
Quand le singe commence un exercice, il est automatiquement identifié grâce à une petite puce RFID implantée dans sa patte. «Nous savons quel individu est en train de travailler, souligne Joël Fagot.Nous pouvons donc lui proposer un test cognitif correspondant à son niveau, à ses compétences.» A chaque essai, c’est-à-dire à chaque «question», le singe reçoit une récompense – quelques graines de céréales – s’il répond correctement. S’il se trompe, l’écran devient vert et l’expérience est bloquée quelques secondes avant de reprendre. Une version soft de la carotte et du bâton (lire aussi L'atelier des babouins volontaires).
Savoir si les babouins sont bons en orthographe peut paraître saugrenu : pourtant, ces singes sont capables de mémoriser des dizaines de mots et ils nous éclairent sur les origines de nos propres aptitudes ! Reportage.
Qu’est-ce qui nous permet de savoir qu’en français «table» est un mot et que «tubtl» n’en est pas un? Est-ce le fait d’avoir appris à lire et à écrire ? Non, répondent des chercheurs qui ont travaillé avec des babouins. Ces singes apprennent eux aussi à distinguer les vrais mots des combinaisons farfelues. Ils ne lisent pas au sens strict mais identifient les groupes de lettres qui sont récurrentes dans une langue et qui permettent de reconnaître les mots. Cette aptitude serait donc bien antérieure au développement du langage parlé.
Ces résultats étonnants, publiés ce vendredi 13 avril dans la revue Science, ont été obtenus par le psycholinguiste Jonathan Grainger, (Université de Provence, CNRS), grâce au dispositif expérimental inédit élaboré par le primatologue Joël Fagot, du laboratoire de Psychologie cognitive de l’université d’Aix-Marseille. Sciences et Avenir lui a récemment rendu visite. «Le principe est simple, résume le chercheur. Il repose sur le volontariat: les singes exécutent les tâches que nous leur soumettons quand ils en ont envie.»
Ecrans tactiles à disposition
Dans le grand enclos de 750 mètres carrés qui leur est dévolu, les babouins sont absolument libres de leurs mouvements. Le groupe – une trentaine d’individus – conserve ainsi sa structure sociale, très hiérarchisée, avec notamment un mâle dominant. Outre les séances d’épouillage collectif, les démonstrations de force du patron, les jeux avec les petits ou encore les parties de jambes en l’air, un curieux manège se déroule du côté des deux bungalows installés au fond de l’enclos. Là, les babouins entrent et sortent à toute heure. A l’intérieur, dix écrans tactiles placés chacun derrière un panneau comportant deux ouvertures pour les pattes avant et une troisième pour que l’animal puisse voir l’écran.
Quand le singe commence un exercice, il est automatiquement identifié grâce à une petite puce RFID implantée dans sa patte. «Nous savons quel individu est en train de travailler, souligne Joël Fagot.Nous pouvons donc lui proposer un test cognitif correspondant à son niveau, à ses compétences.» A chaque essai, c’est-à-dire à chaque «question», le singe reçoit une récompense – quelques graines de céréales – s’il répond correctement. S’il se trompe, l’écran devient vert et l’expérience est bloquée quelques secondes avant de reprendre. Une version soft de la carotte et du bâton (lire aussi L'atelier des babouins volontaires).
Les babouins font des phrases..
Ces expériences ont très vite suscité l’intérêt de psychologues mais aussi de linguistes, qui voient dans le singe un formidable modèle pour comprendre les processus cognitifs humains, notamment ceux qui lui sont vraiment propres.
Arnaud Rey, spécialiste du langage, a ainsi rejoint l’équipe de Joël Fagot. Il voulait tester certaines thèses du grand linguiste Noam Chomsky, le premier à avoir développé une étude quasi mathématique du langage. L’une de ces thèses considère que l’homme se distingue du singe par la récursivité – la capacité à emboîter entre elles de manière infinie des structures linguistiques (sujet, verbe et complément). Ainsi, à partir des deux propositions suivantes?: «?l’antilope courait comme un escargot?» et «le lion a mangé», l’homme peut former une nouvelle phrase compréhensible: «l’antilope que le lion a mangée courait comme un escargot». Et chez le singe? «Nous avons appris aux babouins à considérer six paires de symboles – en l’occurrence des lettres grecques – comme des mini-phrases, reprend Joël Fagot. Ils devaient comprendre que dans chaque paire, l’ordre des symboles est essentiel, puisque le premier représente en quelque sorte le sujet et le deuxième le verbe. Ensuite, nous leur avons appris à emboîter deux mini-phrases comme nous le ferions pour que cela soit compréhensible dans notre langage. Nous avons constaté que les babouins assemblaient les phrases comme nous», explique Arnaud Rey. Adieu la thèse de Chomsky ! Mais il aura fallu quelque 50.000 essais pour qu’ils apprennent l’exercice.
Arnaud Rey, spécialiste du langage, a ainsi rejoint l’équipe de Joël Fagot. Il voulait tester certaines thèses du grand linguiste Noam Chomsky, le premier à avoir développé une étude quasi mathématique du langage. L’une de ces thèses considère que l’homme se distingue du singe par la récursivité – la capacité à emboîter entre elles de manière infinie des structures linguistiques (sujet, verbe et complément). Ainsi, à partir des deux propositions suivantes?: «?l’antilope courait comme un escargot?» et «le lion a mangé», l’homme peut former une nouvelle phrase compréhensible: «l’antilope que le lion a mangée courait comme un escargot». Et chez le singe? «Nous avons appris aux babouins à considérer six paires de symboles – en l’occurrence des lettres grecques – comme des mini-phrases, reprend Joël Fagot. Ils devaient comprendre que dans chaque paire, l’ordre des symboles est essentiel, puisque le premier représente en quelque sorte le sujet et le deuxième le verbe. Ensuite, nous leur avons appris à emboîter deux mini-phrases comme nous le ferions pour que cela soit compréhensible dans notre langage. Nous avons constaté que les babouins assemblaient les phrases comme nous», explique Arnaud Rey. Adieu la thèse de Chomsky ! Mais il aura fallu quelque 50.000 essais pour qu’ils apprennent l’exercice.
… et ils maîtrisent l’orthographe !
La récursivité n’est pas le seul attribut «strictement» humain que les babouins nous ont piqué. Les tout derniers travaux de l’équipe marseillaise portent sur… l’orthographe! Le psycholinguisteJonathan Grainger s’est lui aussi converti à la méthode Fagot. Sa question était simple: qu’est-ce qui, chez l’homme, permet de distinguer un mot (par exemple «table») d’un non-mot (par exemple «tbult»)? Une question iconoclaste, tant la distinction nous paraît évidente. Mais pour les psycholinguistes, elle a une importance capitale, car la plupart considèrent que la connaissance du son d’un mot est un préalable à l’apprentissage de sa représentation graphique, l’écrit arrivant toujours en dernier dans le développement.
«D’où l’expérience que nous avons menée chez le singe, raconte le chercheur. Peut-il comprendre que telle forme visuelle est un mot et pas un non-mot?» Jonathan Grainger et Joël Fagot ont donc appris aux singes à reconnaître des mots présentés parmi 8.000 non-mots. Premiers résultats?:certains babouins retiennent jusqu’à 307 mots, le moins performant en mémorisant tout de même 81.
«D’où l’expérience que nous avons menée chez le singe, raconte le chercheur. Peut-il comprendre que telle forme visuelle est un mot et pas un non-mot?» Jonathan Grainger et Joël Fagot ont donc appris aux singes à reconnaître des mots présentés parmi 8.000 non-mots. Premiers résultats?:certains babouins retiennent jusqu’à 307 mots, le moins performant en mémorisant tout de même 81.
Plus étonnant, les singes rangent des mots qu’ils voient pour la première fois dans la bonne catégorie. Stupéfiant! Intuitivement, on pouvait s’attendre à ce que ces sigles inconnus soient systématiquement considérés comme des non-mots. L’explication réside probablement dans la fréquence de certains assemblages de lettres composant les mots d’une langue. Par exemple, le mot « table » est composé de quatre bigrammes : « ta » « ab » « bl » « le ». Ces bigrammes sont plus fréquents dans les mots que dans les non-mots. Lors de leur apprentissage, les singes perçoivent donc peut-être, comme l’homme, cette subtilité de l’orthographe.
Mais ce qui a surpris plus encore les chercheurs, c’est que dans cet exercice, les singes étaient aussi forts que les hommes lorsque l’on faisait varier la similarité entre mots et non-mots. Par exemple, entre « toble », plus proche de « table » que « tbult », les singes font statistiquement autant d’erreurs que les hommes en considérant « toble » comme un mot. Plus ces non-mots sont similaires à de vrais mots, plus les erreurs sont fréquentes chez le singe comme chez l’homme !
Les babouins, et probablement les grands singes, ont donc des capacités cognitives bien supérieures à ce que nous imaginions jusqu’à présent. Seront-ils un jour capables de réaliser le vieux fantasme du singe qui parle? « Cela reste de la science-fiction, répond à demi-mot Arnaud Rey. Mais il faut avouer que l’on y pense» (lire aussi Si les singes savaient parler).En étudiant le tractus vocal du singe, Louis-Jean Boë, chercheur en sciences de la parole au Gipsa-Lab (Grenoble Image Parole Signal et Automatisme, université de Grenoble), a montré qu’il a les moyens de vocaliser. Reste à savoir si le cerveau suivra !
Olivier Hertel
Olivier Hertel
Reportage d’Olivier Hertel publié dans le Hors-série de Sciences et Avenir L'animal et nous
édition: Cécile Dumas
Sciences et Avenir.fr
13/04/12
édition: Cécile Dumas
Sciences et Avenir.fr
13/04/12